Contrairement à la Russie, victime de ses ambitions impériales, les démocraties ne doivent pas céder à la démesure.
La Finlande et la Suède ont soumis le 18 mai leur demande d’adhésion à l’Otan, avant que leurs dirigeants rencontrent Joe Biden afin d’acter le soutien des États-Unis. En dépit de l’opposition de la Turquie, qui les accuse de soutenir le terrorisme à travers le PKK, leur candidature devrait aboutir.
La Finlande, qui possède 1 340 km de frontières avec la Russie, aligne une armée moderne et bien entraînée de 12 000 hommes, adossée à 870 000 réservistes dont 280 000 mobilisables sans délai, à laquelle elle consacre 1,9 % de son PIB. La Suède, qui a rétabli le service national en 2017, compte 25 000 soldats et 25 000 réservistes et réinvestit dans sa défense avec pour objectif de porter son effort de 1,26% à 2% du PIB.
L’entrée dans l’Otan, qui met fin à deux siècles de neutralité pour la Suède et près de huit décennies pour la Finlande, marque un tournant historique. Il est la conséquence directe de la guerre en Ukraine, qui a provoqué le basculement des opinions publiques scandinaves. L’élargissement de l’Otan à deux nouvelles nations – ce qui portera le nombre de ses membres à 32, contre 12 en 1949 – souligne l’échec stratégique que constitue pour la Russie l’invasion de l’Ukraine. Alors que l’entrée de Kiev dans l’Otan n’était nullement acquise et qu’une voie diplomatique existait pour sa neutralisation, l’Alliance intègre deux pays clés pour le contrôle de la mer Baltique, qui assure une profondeur stratégique pour la défense des États baltes, mais aussi de l’Arctique.
La Russie acquitte ainsi un prix démesuré pour la priorité donnée à la guerre, qui est au principe du pouvoir absolu de Poutine. L’armée russe est laminée par un conflit qui sera de plus en plus meurtrier et destructeur au fil du temps en raison de son statut d’envahisseur. La partie moderne de l’économie va s’effondrer tandis que l’exil des talents et des cerveaux s’emballe. L’isolement diplomatique de la Russie la place en situation de dépendance complète face à la Chine, qui convoite ses richesses naturelles tout en étant de plus en plus en position de force au plan démographique, économique, technologique et politique. En guise de reconstitution de son empire, la Russie sortira du conflit très appauvrie et affaiblie, au moins pour une génération.
L’Europe se trouve séparée par un nouveau rideau de fer qui ne passe plus par la ligne Oder-Neisse mais court de la mer Baltique à la Moldavie. Il inclut l’Ukraine, théâtre d’une guerre de haute intensité sans précédent sur le continent depuis 1945. Il est plus étanche encore que durant la guerre froide du fait de la rupture des échanges économiques, financiers, technologiques et culturels avec la Russie. Ainsi, la Finlande est en passe de couper tous ses liens avec Moscou, qui représentait 12 % de ses importations et 5,4 % de ses exportations, et d’assurer son approvisionnement en énergie depuis la Suède et la Norvège.
Les États-Unis se sont réengagés sur le continent, où sont désormais déployés plus de 100 000 hommes. Simultanément, les Européens se sont engagés dans un effort massif de réarmement portant sur plus de 200 milliards d’euros, dont 100 milliards pour l’Allemagne. Le conflit ukrainien lève ainsi les dernières barrières qui pesaient sur les grands vaincus de la Seconde Guerre mondiale, Allemagne et Japon.
La confrontation entre les régimes autoritaires et les démocraties occidentales n’entraîne cependant pas le retour à un monde bipolaire, du fait du refus des grands émergents autres que la Chine de choisir l’un des deux camps. La mondialisation éclate en blocs dont les institutions et les valeurs divergent. Avec pour conséquence la décomposition du multilatéralisme, qui rend de plus en plus difficile la gestion des défis planétaires, du réchauffement climatique aux pandémies en passant par les krachs financiers ou la régulation du cybermonde.
Contrairement à la Russie, victime de ses ambitions impériales, les démocraties ne doivent pas céder à la démesure. La défense de la liberté politique est impérative. Mais toutes les guerres ont été perdues par les nations qui les ont déclenchées depuis le début du XXIe siècle.
La défense de l’Ukraine, le réarmement de l’Europe et le renouveau et l’élargissement de l’Otan doivent donc s’inscrire non dans une logique d’escalade mais dans une stratégie d’endiguement à long terme des régimes autoritaires, qui associe dissuasion militaire, supériorité technologique, renforcement de la résilience des nations, refus de l’affrontement direct, maintien du dialogue avec les sociétés civiles, coopération avec les grands émergents.
(Chronique parue dans Le Figaro du 16 mai 2022)